Les petites filles modèles

Aujourd’hui, je m’attaque à un monument de la littérature pour enfants.

Aujourd’hui, nous allons parler taffetas et mousseline, maisons de poupées et confitures, charité et domestiques.

Aujourd’hui (paye ton anaphore), je chronique la Comtesse de Ségur, et plus précisément le roman Les petites filles modèles (la suite des Malheurs de Sophie, pour ceux d’entre vous à qui ça parle).

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Ne sont-elles pas… heu… mignonnes ?

Contexte

Dès que j’ai été capable de lire toute seule, je me suis mise à dévorer à peu près l’intégralité des collections « bibliothèque rose » et « verte », que j’ai eu la chance de trouver à la maison. C’est avec ces romans que j’ai fait mes premiers pas de lectrice.

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Que des blondinets ! pour la diversité on repassera… :-p

Quand je me suis lancée dans la relecture des Petites filles modèles, je pensais en avoir un souvenir assez précis. Alors certes, je me rappelais bien certaines de leurs petites aventures, mais de mon point de vue d’enfant, et ça change tout !

L’HISTOIRE

Si vous ne connaissez pas l’univers de la Comtesse de Ségur, soyez prévenus : ça dégouline de bons sentiments. Pour vous en convaincre, voici comment débute le roman (extraits du premier chapitre) :

Mme de Fleurville était la mère de deux petites filles, bonnes, gentilles, aimables, et qui avaient l’une pour l’autre le plus tendre attachement. On voit souvent des frères et des sœurs se quereller, se contredire et venir se plaindre à leurs parents après s’être disputés de manière qu’il soit impossible de démêler de quel côté vient le premier tort. Jamais on n’entendait une discussion entre Camille et Madeleine. Tantôt l’une, tantôt l’autre cédait au désir exprimé par sa sœur.

[…]

Elles étaient parfaitement heureuses, ces bonnes petites sœurs, et leur maman les aimait tendrement ; toutes les personnes qui les connaissaient les aimaient aussi et cherchaient à leur faire plaisir.

Tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles, donc.

Un jour, alors qu’elles se promènent avec leur bonne Élisa, les deux sœurs sont témoins d’un accident de voiture (tirée par des chevaux, hein, ça se passe au 19e siècle !). Elles font ainsi la rencontre des passagères en venant à leur secours : Madame de Rosbourg (oui, visiblement il n’y a que des nobles dans la région) et sa fille Marguerite. Le cocher gît sur la route après que les chevaux et la voiture lui sont passés dessus, mais apparemment on s’en fiche.

Je vous passe les détails, tout ce beau petit monde se lie d’amitié : les mamans (veuves ou tout comme) décident d’élever ensemble les trois petites filles et de ne plus former qu’un seul foyer (et Frigide Barjot peut aller se faire voir) !

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Une maman, une maman.

Camille, Madeleine et Marguerite grandissent donc ensemble, et font l’apprentissage du bien et du mal, ce qui n’est pas bien difficile (elles sont parfaites, souvenez-vous). Leur petite voisine Sophie, elle, ne fait que des bêtises : tomber dans une mare (en essayant de noyer un bébé hérisson), voler des fruits dans un arbre ou se goinfrer de cassis à s’en rendre malade. Bref, une délinquante. Heureusement, grâce à la bonne influence de ses merveilleuses petites amies, elle finit toujours par culpabiliser et demander pardon au Bon Dieu (après avoir reçu quelques coups de fouet et dîné au pain sec, parce que quand même, faut pas déconner).

REGARD D’ENFANT VS  REGARD D’ADULTE

Enfant déjà, le comportement ultra lisse des petites filles modèles ne me paraissait pas très réaliste. Cela ne me dérangeait pas, j’étais habituée aux histoires et pour moi, il s’agissait d’une fiction comme une autre, un peu dans le genre de La Petite Maison dans la Prairie. Je sentais bien qu’il y avait sans doute de petites morales à en tirer (pardonner à son prochain, ne jamais chercher à faire de mal à autrui, ne pas se vanter, partager même si l’on n’a pas grand chose, « faute avouée à moitié pardonnée » etc.), mais cela ne m’a jamais préoccupée outre mesure !

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D’autres « petites filles modèles ».

Ma relecture du roman, maintenant que je suis adulte (enfin, je crois), a été beaucoup plus troublante ! Je me rends compte à quel point la hiérarchie sociale y est explicitement fixée, ainsi que les comportements tenus à l’égard des personnages.

Une des occupations des petites filles modèles et de leurs mamans consiste à faire la charité à toutes les pauvres gens du coin. Pourquoi pas, si la bienveillance des nobles n’était pas toujours teintée de condescendance :  les « braves villageois » ne sauraient être regardés comme leurs semblables. S’ils sont la plupart du temps honnêtes et dévoués, ils sont toujours naïfs, ignares, inférieurs. Mais alors,  qu’est-ce qu’ils sont heureux et reconnaissants quand on vient les aider à surmonter leur misère en leur faisant l’aumône de quelques pots de confiture ou de vieux vêtements !

Madame de Fleurville.

Emportez aussi du linge pour la pauvre mère, et ma vieille robe de chambre.

Madeleine.

Merci, ma chère maman ; que vous êtes bonne !

Après avoir lu, à chaque chapitre, combien les petites filles, leurs mères et leurs poupées sont richement vêtues, ou la description de leurs repas opulents et raffinés, on ne peut s’empêcher de ressentir un certain malaise face à ces pauvres qui se réjouissent d’une vieille robe de chambre ou d’une marmite de bouillon, et qui accueillent leurs bienfaitrices en battant des mains…

Ainsi, il est assez intéressant de comparer la profusion de détails avec laquelle est décrit le trousseau de la nouvelle poupée de Marguerite… :

Marguerite était enchantée de sa jolie poupée et de son trousseau. Dans le tiroir d’en haut de la commode, elle avait trouvé : 1 chapeau rond en paille avec une petite plume blanche et des rubans de velours noir ; 1 capote en taffetas bleu avec des roses pompons ; 1 ombrelle verte à manche d’ivoire ; 6 paires de gants ; 4 paires de brodequins ; 2 écharpes en soie ; 1 manchon et une pèlerine en hermine. Dans le second tiroir :  6 chemises de jour ; 6 chemises de nuit ; 6 pantalons ; 6 jupons festonnés et garnis de dentelle ; 6 paires de bas ; 6 mouchoirs ; 6 bonnets de nuit ; 6 cols ; 6 paires de manches ; 2 corsets ; 2 jupons de flanelle ; 6 serviettes de toilette ; 6 draps ; 6 taies d’oreiller ; 6 petits torchons. Un sac contenant des éponges, un démêloir, un peigne fin, une brosse à tête, une brosse à peignes. Dans le troisième tiroir étaient toutes les robes et les manteaux et mantelets ; il y avait : 1 robe en mérinos écossais ; 1 robe en popeline rose ; 1 robe en taffetas noir ; 1 robe en étoffe bleue ; 1 robe en mousseline blanche ; 1 robe en nankin ; 1 robe en velours noir ; 1 robe de chambre en taffetas lilas ; 1 casaque en drap gris ; 1 casaque en velours noir ;  1 talma en soie noire ; 1 mantelet en velours gros bleu ; 1 mantelet en mousseline blanche brodée.

…et la façon dont on traite la « pauvre femme » à qui Mme de Rosbourg a décidé de faire la charité, en lui offrant un logement. Les petites, croyant bien faire, se chargent de préparer le mobilier  :

Des tables, des chaises, des fauteuils, des tabourets, des flambeaux, des vases, des casseroles, des cafetières, des tasses, des verres, des assiettes, des carafes, des balais, des brosses, des tapis, un pain de sucre, deux pains de six livres chacun, une marmite pleine de viande, une cruche de lait, une motte de beurre, un panier d’œufs, dix bouteilles de vin, toutes sortes de provisions en légumes en fruits, en saucissons, jambons, etc., etc.

Quand Élisa vit cet amas d’objets inutiles, elle se mit à rire si fort que Marguerite et Sophie se fâchèrent, pendant que Camille et Madeleine rougissaient de contrariété.

[…] une pauvre femme qui n’a pas seulement un lit à elle, que voulez-vous qu’elle fasse de tout cela ?

C’est vrai que la poupée, elle, avait sûrement besoin de 6 paires de gants différentes… et que pourrait bien faire cette pauvre malheureuse d’une cruche de lait ? Voici ce qu’elle emporteront finalement :

Bon… ; prenez les matelas… c’est cela… ; à présent, le paquet de couvertures, de draps et d’oreillers…, très bien… Placez dans un coin ce pain, ce petit pot de beurre, ces six œufs… ; bon… et puis la petite marmite de bouillon…, une bouteille de vin à présent…, un paquet de chandelles et un flambeau. Là…, ajoutez cette petite table, deux chaises de paille, deux verres, deux assiettes…, et c’est tout.

Pas besoin de se casser la tête, ces pauvres seront tellement contents ! Et une fois le bienfait accompli :

La pauvre femme n’eut pas la force de remercier Mme de Rosbourg ; mais son regard attendri indiquait assez la reconnaissance dont son cœur débordait.

À nouveau, tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes. Les riches ont fait leur B.A., les pauvres ont pleuré de joie et de reconnaissance. Chacun chez soi, et les moutons sont bien gardés.

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Cette phrase de Coluche est un clin d’œil à La Ferme des Animaux (George Orwell, 1945). #culture générale

EN CONCLUSION

J’ai pris beaucoup de plaisir à retrouver Les petites filles modèles, surtout parce qu’il s’agissait d’un de mes premiers souvenirs de lecture.

Rapidement, j’en suis venue à considérer le roman comme une espèce d’étude de cas  : il a été écrit par une femme, pour des petites filles. De fait, les hommes sont quasiment absents, et les rares que l’on rencontre ne servent, en gros, qu’à soulever des trucs lourds ou à maîtriser des animaux (ou à mourir dans des circonstances dramatiques, histoire de produire des veuves et des orphelins). La Comtesse de Ségur fait le portrait de femmes indépendantes et ça, je ne m’y attendais pas. J’imagine que des sociologues et historiens se sont déjà penchés sur la question, d’ailleurs.

Les petites filles modèles (Comtesse de Ségur, Hachette, 1857) – 150 pages

Reading Challenge 2016, pour la catégorie « un livre paru dans la bibliothèque rose ou verte avant 1990 ».

 

TEASER : Les petites filles modèles, le remake !

Je n’ai pas choisi ce livre par hasard : il constituait un préalable indispensable à la lecture du remake proposé par Romain Slocombe et les éditions Belfond. J’y suis plongée depuis quelques jours, j’espère pouvoir vous en faire bientôt la chronique !

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A bientôt !

6 réflexions sur “Les petites filles modèles

  1. il faut resituer le récit dans son époque aussi, les nobles n était pas toujours bienveillants envers les gens de leur domaine ! jusqu’à il y a pas tres longtemps, les classes sociales ne se mélangeait pas trop et meme encore aujourd’hui 😉 mais les petites filles modeles reste une de mes lectures de mon enfance favorite !

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  2. Le trousseau de la poupée est un de mes premiers souvenirs littéraires! Je collectionne depuis les éditions anciennes dorées sur tranche de la Bibliothèque Rose 😉 D’ailleurs je conseille vivement les Nouveaux Contes de Fées qui sont pour moi un trésor de la littérature enfantine!

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