La langue géniale : un récit non conformiste de la grammaire grecque en forme de déclaration d’amour (Andrea Marcolongo)

En guise d’introduction, laissez-moi vous raconter une histoire.

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Cela se passe il y a tout juste dix ans, dans une petite prépa d’une grosse ville de province. Sourde aux chuchotements ambiants, le regard artificiellement fixé droit devant elle pour se donner une contenance, une jeune fille attend, la boule au ventre, de savoir qui le professeur va désigner parmi la dizaine d’étudiants présents.

Si ça tombe sur elle, elle n’aura pas le choix. Elle devra se lever, munie d’un simple crayon, et s’installer au bureau magistral, face à tous les autres qui seront bien soulagés d’y avoir échappé. Pourvu que ça tombe sur un autre.

Ses mains sont froides et moites, sa gorge est serrée. Hier soir, elle s’est encore couchée après minuit, condition nécessaire pour achever la traduction d’un texte grec qui lui est pourtant resté désespérément hermétique. Pourvu que ça tombe sur un autre.

Elle ne connaît pas ses verbes en -ΜΙ, et n’a rien retenu des six pages de vocabulaire qu’elle a à mémoriser depuis quelques semaines. Pourvu que ça tombe sur un autre.

Comment font les autres ? Certains étudient le grec depuis le lycée, voire le collège, ça ne compte pas. Mais les autres ? Ceux qui ont débuté, comme elle, il y a seulement un an ? Des robots. Des machines à apprendre, à ingurgiter des tonnes d’infos sans réfléchir. Ça la dépasse. Elle a d’ailleurs développé des stratégies d’évitement dont l’efficacité la surprend elle-même. Par exemple, elle a appris à attraper le regard du prof pile au bon moment pour qu’il ne l’interroge que quand elle sait répondre. Elle qui avait jusque là été une (très) bonne élève, qui a obtenu son bac avec une (très) bonne mention il n’y a pas si longtemps, passe pour le cancre de cette classe. Pourvu que ça tombe sur un autre.

Évidemment, ça tombe sur elle.

Aujourd’hui, il s’agit d’un exercice de préparation pour l’épreuve orale du concours d’entrée à Normale Sup. Autrement dit il faut traduire, puis commenter un texte grec inconnu – sans dictionnaire.

Elle lit le texte à voix haute. Jusque là, ça va. Il faut à présent traduire. Elle ose avouer qu’il lui manque beaucoup de vocabulaire (un euphémisme pour dire qu’elle n’a rien compris). « Ce n’est pas grave, traduisez le reste ». Elle se lance. Dès la première phrase il lui manque un mot sur deux. Morte de honte, elle traduit en diagonale, un mot par-ci, une expression par-là. Le prof la toise, l’air exaspéré. Elle se dit qu’il la prend pour une demeurée. Ses camarades lui lancent des regards mi-désolés, mi-satisfaits.

Elle a envie de protester qu’elle n’est pas si débile qu’elle en a l’air, qu’elle se défend même plutôt pas mal en thème latin… en fait elle se concentre juste pour ne pas perdre la face. Après de longues minutes de torture où elle n’a su répondre à aucune question, elle est enfin autorisée à retourner à sa place. Fin du calvaire. C’est alors que le professeur conclut, lapidaire : « Vous préparerez le texte chez vous et vous repasserez demain ».

Naturellement, vous l’aurez compris, cette étudiante c’était moi.

9 bonnes raisons d'aimer le grec

Il y a dix ans, je subissais les foudres de mon professeur de grec.

Il y a dix jours, j’ai dévoré La langue géniale : 9 bonnes raisons d’aimer le grec ancien, et voici le genre de phrases que j’y ai lues :

La première réaction de tout lycéen face à un texte grec va de la terreur à la peur, à la panique. Cinquante nuances d’angoisse. […] Ceux qui ne savent pas auront peut-être eu d’autres craintes à l’école : la peur des équations, du dessin technique, de la nomenclature chimique, de l’anglais. […] Mais non le véritable effroi palpable que quiconque a étudié le grec a éprouvé au moins une fois dans sa vie devant un passage à traduire : la peur paralysante de ne pas comprendre.

Je n’imaginais pas à quel point les mots d’Andrea Marcolongo me parleraient, et à chaque page, l’ancienne khâgneuse en moi a eu envie de lui crier « merci ! » , « enfin ! »

Pour qui [a étudié le grec] au lycée ou à l’université, ce sera peut-être comme recevoir la réponse à des questions qui n’ont jamais été posées. Ce sera plus qu’un exercice de liberté linguistique – ce sera peut-être une libération linguistique. Pour certains, une révolution. Pour tous, une sorte de remboursement tardif pour toutes ces années passées à apprendre les verbes par cœur sans même en comprendre le sens.

« une sorte de remboursement tardif pour toutes ces années passées à apprendre les verbes par cœur sans même en comprendre le sens »… et si ce livre avait été écrit… pour moi ?

En bonus ci-dessous, les véritables pages de vocabulaire évoquées plus haut, déterrées pour l’occasion du carton dans lequel elles moisissaient…

(Bizarrement, c’est exactement à cette époque que je suis devenue myope)

Car moi aussi j’aime le grec, et je l’ai toujours aimé. Je l’ai aimé quand j’étais étudiante, et je l’aime encore plus maintenant que je l’enseigne à des collégiens qui ne connaissent pas leur chance.

Quand j’ai appris la parution de cet ouvrage au titre évocateur, je ne pouvais que sauter dessus. Je pensais y trouver une réflexion sur les mots grecs, si profonds qu’ils sont intraduisibles dans nos langues modernes sans en appauvrir l’essence (comme ΚΟΣΜΟΣ, qui signifie à la fois « l’ordre », « l’univers », « la parure » – avez-vous déjà remarqué que les mots cosmonaute et cosmétique avaient la même racine ? ou encore ΛΟΓΟΣ, qui peut signifier tour à tour « la raison », « la loi », « la parole », et qui à lui seul exprime ce qui sépare l’homme de l’animal). Tout cela est fascinant (en tout cas moi, ça n’en finit pas de me fasciner). Pourtant, ce n’est finalement pas vraiment de cela dont il est question dans ce livre.

Le livre que vous avez entre les mains n’est pas un manuel de grammaire grecque, mais un récit non conformiste de la grammaire grecque.

Ne vous y trompez pas. Ce n’est pas pour rien si le livre d’Andrea Marcolongo est publié sous l’estampille de la petite chouette athénienne. Si vous espérez un ouvrage de vulgarisation du type « Le grec pour les nuls« , passez votre chemin. Si j’étais chroniqueuse sur M6, je dirais sans doute que l’auteur revisite la grammaire grecque. Bailly, Bizos, Allard et Feuillâtre relookés… mais les ingrédients restent les mêmes.

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Ceux qui ont connu la rare grâce d’aimer vraiment sauront toujours distinguer la différence d’intensité et de respect qu’il y a entre penser « nous deux » et penser « nous » ; mais ils ne savent plus le dire. Pour le dire, en effet, il leur faudrait le duel du grec ancien.

Vous avez toujours tenté d’apprendre l’optatif, l’aoriste, le duel, les accents, les esprits… sans en comprendre le fonctionnement ? Pire ! sans en comprendre l’intérêt ? Andrea Marcolongo vous les raconte, de façon intime, pour ne pas dire lyrique (et vous embarque avec elle par la même occasion).

Le duel semblait toujours m’échapper, aussi oscillant dans mon esprit qu’il oscillait dans les poèmes d’Homère. En réalité, je me suis rendue compte en écrivant que je n’avais jamais vraiment compris le duel.

J’ai trouvé ces multiples petits aveux, de la part d’une helléniste et linguiste reconnue, particulièrement libérateurs et déculpabilisants, comme autant de petits tacles à mon syndrome de l’imposteur intermittent !

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La langue géniale : 9 raisons d’aimer le grec est un livre qu’il faudrait donner à lire à tout étudiant en lettres classiques, et que tout ancien étudiant en lettres classiques devrait lire.

Au-delà d’une sorte de description amoureuse de la grammaire grecque, Andrea Marcolongo mène une véritable réflexion sur la pédagogie des langues anciennes.

Ceux qui ont étudié le grec ne se souviennent peut-être de rien du tout aujourd’hui, mais ils se souviennent certainement des après-midi passées à répéter en boucle le tableau des verbes irréguliers. Voilà ce qui arrive lorsqu’on apprend par cœur sans comprendre le sens de ce que l’on fait.

Ci-dessous, voici à quoi ressemblent les pages de dictionnaires et grammaires grecques classiques…

Je tâcherai donc d’adresser mes explications à ceux qui sont aux prises avec la fureur de vivre qui marque toujours un peu la jeunesse […] : faites-moi confiance, il y a du sens, un sens magnifique à ce que vous êtes en train d’apprendre, même si cela m’a pris quinze ans et un diplôme de lettres classiques pour le comprendre.

Une vraie tête de mule.

Comme j’aurais voulu que ce livre existât* il y a dix ans !

* à quoi bon avoir souffert en khâgne si ce n’est pour s’autoriser un petit imparfait du subjonctif de temps en temps ?

La langue géniale grec

♥ Merci aux Éditions Les Belles Lettres pour leur confiance ♥

La langue géniale : 9 bonnes raisons d’aimer le grec,

Andrea Marcolongo,

Éditions Les Belles Lettres (9 février 2018) – 202 pages

2 réflexions sur “La langue géniale : un récit non conformiste de la grammaire grecque en forme de déclaration d’amour (Andrea Marcolongo)

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