* Chronique garantie sans phénomènes paranormaux 👽
En ce début d’année 2019, Marie Pellan cosigne avec William Lafleur (très populaire sur internet sous le pseudonyme de Monsieur le Prof) un roman qui interroge la frontière entre fiction et réalité (c’est beau comme une problématique made in ESPE) : Le Hussard Noir. Ces trois mots incisifs, découpés en lettres capitales sur fond noir, ne constituent pas seulement le titre du livre, ils en désignent aussi le personnage principal…
Le Hussard Noir : un fait de société en forme de fiction (ou l’inverse ?)
Comme souvent, je trouve dommage que la quatrième de couverture ne révèle une trop grande part de l’intrigue… personnellement, je me serais contentée du paragraphe ci-dessous, associé au premières lignes du prologue (mais pour une raison que j’ignore, personne chez Flammarion n’a pensé à me contacter pour me demander mon avis).
J’arrive dans le couloir, devant ma salle. Je salue mes élèves un par un, mais cette voix qui sort de ma bouche me semble étrangère. J’entre dans la classe, je ferme la porte, et quand je vois ma main sur la poignée, j’ai l’impression qu’elle ne m’appartient pas. Mon corps est dans le monde, il agit tout seul, je ne contrôle plus rien. Mon esprit est ailleurs, assailli de doutes, alors qu’il devrait être concentré sur la mission qu’il s’est donnée. C’est aujourd’hui ou jamais que je dois agir. Putain, je vais vraiment faire ça ? Plus j’y pense et plus j’angoisse, ma respiration se fait lourde, j’ai un poids sur les poumons, et malgré tout le vacarme des élèves qui se parlent et se chamaillent comme si je n’étais pas là, j’ai l’impression qu’ils peuvent tous entendre ces inspirations et expirations profondes que je prends, comme pour tenter de reprendre le contrôle. Je regarde mes élèves. J’ai envie de tout abandonner, je ne peux pas leur infliger ça. Mais en même temps, si personne d’autre que moi n’ose agir, qui le fera ? Je vais le faire. Il faut que je le fasse. Ils s’en sortiront. Moi, c’est moins sûr. J’ai soudain envie que l’un d’entre eux me provoque, me fasse péter un câble. Ils savent le faire, d’habitude. Ça m’aiderait à passer à l’acte. Mais bon, on dirait que c’est à moi d’en prendre toute la responsabilité. Faut pas que je merde. Ma vie va enfin prendre un sens aujourd’hui. Les actes sont irréversibles, pas le droit à l’erreur. Il faut juste que j’ose. Que je franchisse le pas. Je me saisis de mon cartable en cuir et le pose sur la table. Les élèves ne prêtent pas attention à moi. Personne ne fait attention à moi. Mais aujourd’hui, on va m’écouter. On va NOUS écouter. Enfin.
Pour débuter cette chronique, reprenons les quelques poncifs éditoriaux qui accompagnent la sortie du Hussard Noir :
- Partout, vous lirez qu’il s’agit d’un roman « ancré dans le réel ». J’ai beau détester cette expression, je ne peux qu’admettre qu’elle s’applique parfaitement ici. Impossible, en étant soi-même prof, de ne pas voir que le roman a été écrit par des collègues. Chaque ligne respire le vécu. De la description de la cour de récré et des salles de classe, aux préoccupations du proviseur ou des surveillants, on s’y croirait.
Mais l’action du Hussard Noir n’est pas seulement « ancrée » dans la réalité de l’Éducation Nationale, elle l’est également dans notre système médiatique et dans l’actualité de ces derniers mois. Au rythme des hashtags qui nous sont désormais familiers, le quotidien des différents personnages se construit autour de #CyrilHanouna, #JeSuisCharlie, #PasDeVague et autres #BFMTV.
Intermède « Vis ma vie » – Le lendemain du jour où j’ai achevé la lecture du Hussard Noir, sur la route pour me rendre au collège, j’ai éprouvé quelque chose d’assez étrange en écoutant distraitement les infos à la radio… exactement le même sentiment qui nous fait douter, au réveil, lorsqu’on hésite encore entre rêve et réalité : j’avais la nette impression – tout en sachant que cela n’était pas le cas – que l’attentat commis par Thomas Debord avait réellement eu lieu et je m’attendais à entendre parler de cette histoire « pour de vrai ».
- Je ne suis, par contre, pas du tout d’accord avec la qualification de « huis-clos » que j’ai parfois vu attribuer au Hussard Noir. J’irai même jusqu’à dire que l’intérêt du récit réside justement dans le fait qu’il n’enferme pas le lecteur. Les contacts d’un espace à l’autre sont permanents, et le rythme des courts chapitres qui s’enchaînent met en évidence une multitude de points de vue.
- Enfin, vous lirez sans doute çà et là qu’il s’agit d’un « récit glaçant ». Déjà, sur les réseaux sociaux (#LeHussardNoir), certains lecteurs se disent « sonnés », affirment avoir besoin de temps pour « s’en remettre ». Je peux comprendre ces réactions, dans la mesure où Thomas Debord, ce prof qui « pète un câble » est loin d’être un forcené. Il vacille parfois, mais ne perd pas ses moyens, et son action a été soigneusement préméditée, organisée. C’est perturbant parce que ça sonne juste, c’est perturbant parce que la situation n’a rien d’irrationnel.
Qu’a à dire Thomas Debord ?
Avant d’avoir lu le livre, vous serez peut-être tentés de le rapprocher du film La Journée de la Jupe. N’en faites rien, les deux histoires n’ont rien à voir. Thomas Debord n’est pas un prof débordé par la violence de ses élèves, et la situation dans laquelle il se retrouve n’a rien d’accidentel. C’est contre la violence institutionnelle qu’il se dresse : celle qui l’empêche de faire avancer des élèves pour lesquels il a beaucoup d’affection, et qui délaisse les professeurs en difficulté.
Il n’y a qu’à voir la une du (faux) magazine ParentsProfs de février 2019 pour constater que les questions soulevées par Le Hussard Noir sont bien celles qui animent la communauté enseignante. « Escalade de la colère », « bloquer Canopé », « groupes facebook de profs, le nouveau bureau des plaintes », « Faut-il faire taire les enseignants sur internet ? », « Peut-on dire qu’on n’est pas d’accord quand on n’est pas d’accord ? » : bien que parodiques, ces titres font un assez étrange écho à l’intrigue du roman…
Contrairement à certains collègues/internautes, je n’ai pas été « perturbée » pas la lecture du Hussard Noir (alors que le film La Journée de la Jupe m’avait mise très mal à l’aise). Au contraire, lire ce tableau des dysfonctionnements et autres mesquineries institutionnelles qui font le quotidien des enseignants procurerait presque une sorte de satisfaction masochiste, comme un sentiment de reconnaissance, de solidarité. On en viendrait à rêver que le rapport fiction/réalité s’inverse, et que le Ministère de l’Éducation Nationale réagisse publiquement aux problèmes décrits dans le livre… autrement qu’à travers un vague tweet en 240 caractères.

C’est toujours ça de pris…
Pourquoi Le Hussard Noir est-il un coup de génie littéraire ?
-
Ce n’est pas vraiment pour le sujet.
Soyons honnêtes, le sujet en lui-même n’est pas particulièrement original. Surtout quand on passe une partie non négligeable de son temps libre à surfer sur des blogs de profs ou à lire des articles sur les réformes de l’Éducation Nationale.
Grande amatrice de littérature dite « classique », avec une préférence pour le fantastique l’absurde et la science-fiction, autant dire qu’un roman racontant les mésaventures d’un prof de français dans un préfabriqué de banlieue, sur fond de plan de vigipirate, est à peu près à l’exact opposé de ce qui m’attire habituellement.
Et pourtant, convaincue qu’un livre co-écrit par Monsieur le Prof aurait sans doute un petit quelque chose en plus, je me suis laissée tenter…
-
Ce n’est pas seulement pour l’écriture.
Je n’ai pas encore parlé du fait que le roman ait été co-écrit par deux auteurs… tout simplement parce que cela ne se ressent pas. La forme du roman fait que l’on passe de toute façon d’une forme de discours à une autre, d’un niveau de langue à un autre… et finalement, qu’on ait affaire à un, deux, ou dix auteurs importe peu car l’ensemble est très cohérent. Je dirais d’ailleurs que cette impression de zapping correspond à une certaine forme moderne de consommation des informations… je suis moi-même tout à fait capable d’occuper une heure de mon temps à regarder un épisode de la Grande Librairie, à scroller compulsivement mon fil d’actualité Facebook, à relire un tome des Rougon-Macquart ou encore à binge-watcher la saison 4 d’Ally McBeal tout en corrigeant une pile de dictées (ne me jugez pas).
Dans Le Hussard Noir, le récit traditionnel est donc ponctué par des extraits d’articles de presse, des échanges de tweets, des commentaires d’internautes plus vrais que nature. Cette démarche singulière n’est pas qu’un effet de style : elle est clairement au service du sujet. En l’écrivant, je me rends compte qu’on pourrait tout à fait rapprocher ces e-interventions de celles du chœur dans les tragédies antiques, dont les protagonistes assistent – au même titre que le spectateur – à la lente progression du héros vers une issue fatale.

« Pris au piège de l’emballement médiatique et de la cacophonie des réseaux sociaux » (dixit Flammarion à propos de Thomas Debord)
Si ce n’est ni pour son sujet, ni pour son écriture, pourquoi ai-je qualifié Le Hussard Noir de « coup de génie littéraire » ? La réponse tient en deux mots : Thomas Debord.
Thomas Debord alias Le Hussard Noir : naissance de l’e-réalisme.
L’intrigue du Hussard Noir ne traite pas seulement du mal-être de certains enseignants. Il interroge aussi plus largement notre rapport aux médias. Le roman décrit parfaitement, avec une sorte de réalisme cynique, la façon dont les médias et réseaux sociaux réagissent à l’annonce de chaque « événement de sécurité publique ». On reconnaît les mécanismes qui entrent en oeuvre à tous les coups et, un peu honteux, on se surprend à reconnaître ses propres réactions.
Mais le Hussard Noir ne fait pas que décrire ces processus. S’inscrivant dans une forme de littérature expérimentale, le roman va plus loin.
« Le Hussard Noir » est le pseudonyme utilisé par Thomas Debord dans le roman. Quand il passe à l’acte, son blog, ses articles publiés sur Le Huffington Post, ses comptes twitter et facebook sont épluchés par les autorités et la presse. Mais, comme en témoignent les liens sur lesquels vous venez peut-être de cliquer, sur Internet (je veux dire, sur le véritable Internet) Thomas Debord aka Le Hussard Noir existe bel et bien !
Depuis septembre 2017, soit près d’un an et demi avant la publication du roman qui porte son nom, Le Hussard Noir s’exprime en ligne comme n’importe quel autre internaute. Il raconte des anecdotes liées à son métier de prof en ZEP, partage des actualités en lien avec le monde de l’éducation, exhorte ses (rares) abonnés à réagir face à ce qu’il considère comme des violences institutionnelles. Entre journal intime, pamphlets et billets d’humeurs, son blog ressemble à celui de l’importe quel autre prof un peu engagé…



Cherry on the cake, je me suis rendue compte en remontant ma timeline, que j’avais moi-même réagi à certaines de ces publications, il y a de cela un an presque jour pour jour. Tout comme j’utilise un pseudonyme pour rédiger ce blog ou intervenir sur les réseaux sociaux de manière publique, je suis bien consciente qu’une grande partie de mes interlocuteurs virtuels ne dévoilent pas leur véritable identité. En revanche, il ne m’était PAS UNE SEULE SECONDE venu à l’esprit que Le Hussard Noir / Thomas Debord fût un personnage fictif. Vertige.
Un pseudonyme donne-t-il le droit de s’inventer une identité ? Les échanges virtuels sont-ils de véritables échanges ? Je ne suis pas certaine de parvenir à exprimer clairement tout ce qui me passe par la tête, et si un prof de philo ou un sociologue passe par là, j’adorerais qu’il analyse le phénomène.

Où je prends conscience que j’ai retweeté un futur terroriste (entre 😅 et 😱)
Les quelques recherches que j’ai faites pour la rédaction de cette chronique ne m’ont pas permis de mettre un mot sur le type de littérature auquel nous avons ici affaire. J’ai bien lu ici et là des réflexions sur l’évolution de la littérature au 21e siècle avec les nouvelles technologies, mais elles reposaient surtout sur la nouveauté des médias, des supports (les blogs littéraires, la cyberédition, le micro-roman, la twittérature…).
Il me semble que le cas du Hussard Noir est différent, voire inédit. (Si jamais je me trompe et que vous avez d’autres exemples similaires en tête, prévenez-moi !)
Thomas Debord, personnage de fiction, existe pourtant en dehors du roman dont il est le héros. Je suis ravie d’avoir été bernée car je trouve que cela donne une tout autre profondeur au récit. Je me demande même si on ne pourrait pas évoquer la naissance d’un nouveau mouvement littéraire, que je me proposerai d’appeler « e-réalisme », et qui brouille complètement les frontières entre réalité et fiction, monde IRL et monde virtuel.
♥ Merci à Monsieur le Prof et aux éditions Flammarion pour leur collaboration ♥
Le Hussard noir,
Marie Pellan & William Lafleur
Éditions Flammarion (janvier 2019) – 352 pages
Très bonne critique et bouquin qui semble en effet hors normes.
J’aimeJ’aime
Merci pour ce commentaire ! Le bouquin prend toute sa dimension « hors normes » quand on commence à en sortir, justement… 😉
J’aimeJ’aime